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Le Jazz, version extra-large

Publié le 20 septembre 2021 — par Vincent Bessières

— Umlaut Big Band - © Herve Goluza

Des premiers big bands de la période swing aux ensembles contemporains, l’orchestre accompagne les évolutions et l’histoire du jazz. Pleins feux sur quatre formations phares de la scène actuelle.

— Jazz at Lincoln Center Orchestra - Essentially Ellington (2017)

Sous le nom de « Jazz XL », la Philharmonie de Paris consacre un week-end de programmation à la pratique du jazz en grande formation. « Extra-larges », les orchestres de jazz ne le sont guère, en réalité, si on les compare au champ du classique où symphoniques et autres philharmoniques alignent les instrumentistes par dizaines. Malgré son nom résonant, un big band, en effet, ne compte en général guère plus d’une quinzaine de musiciens. C’est bien peu en apparence, et pourtant ! Inventées à une époque où les techniques de sonorisation étaient inexistantes, ces machines à faire danser les foules dans les immenses salles de bal des centres urbains de l’Amérique des Roaring Twenties ne manquent ni de puissance, ni d’éclat. Leur instrumentation, dominée par les cuivres, leur permet de se faire entendre à distance et a transporté le message du jazz à travers les époques. Fletcher Henderson, Duke Ellington, Bennie Moten et quelques autres ont parmi les premiers jeté les bases de ce type de formation, organisant l’orchestre en quatre sections, comme une extension des groupes issus de l’aube du jazz : trompettes, trombones, anches et section rythmique. Avec eux naît le métier d’arrangeur, ce musicien – entre le compositeur et l’orchestrateur – souvent absent de la scène, dont le talent est d’organiser les différentes voix d’un morceau et de maximiser la puissance des instruments en présence par un savant alliage de timbres et de tessitures.  

- Le Jazz at Lincoln Center Orchestra et  Wynton  Marsalis  - ©  Frank Stewart

 

 

L’esprit de Duke Ellington et de Count Basie 

Cette architecture du big band, fixée au cours de années 1930 au faîte de la « Swing Craze », sert encore de base à de nombreuses formations, même si, au fil du temps, en particulier sous l’influence de l’arrangeur Gil Evans, l’instrumentation s’est souvent étendue afin d’élargir la palette timbrale. Conçu comme un conservatoire de cette tradition, le Jazz At Lincoln Center Orchestra dirigé par Wynton Marsalis prend ainsi pour modèle les big bands de Duke Ellington et Count Basie, dont il entend perpétuer la mémoire et garder l’esprit vivant au XXIe siècle. Dans une démarche qui leur a été en partie inspirée par l’exemple de Marsalis, les musiciens du Umlaut Big Band ont eux aussi calqué leur formation sur les grands orchestres des années 1920-40 dont ils célèbrent, avec la plus grande fidélité possible, les grandes plumes, telles celles de Don Redman, Fletcher Henderson, Duke Ellington, Benny Carter ou encore – objet du concert de la Philharmonie – Mary Lou Williams. Cette dernière fut notamment la compositrice et arrangeuse attitrée des Clouds of Joy d’Andy Kirk, l’une des formations phares du Kansas City des années 1930, une ville qui, sous l’administration d’un maire véreux qui faisait fi de la Prohibition, devint un vaste tripot et, par voie de conséquence, une capitale du swing…  

— Umlaut Big Band – Fletcher Henderson

 

Exploration formelle et culturelle 

Si le modèle du big band a perduré au point de constituer une référence pour de nombreux musiciens qui continuent à vouloir s’y essayer et, souvent, y font leurs classes, les grandes formations qui animent désormais le jazz présentent des physionomies parfois bien différentes. L’influence de Gil Evans et de ses émules de la West Coast y est pour beaucoup, qui a introduit toute la famille des bois dans l’éventail des couleurs orchestrales et a élargi celles des cuivres aux cor et tuba. L’apparition de la lutherie électrique a également influé sur l’instrumentation des formations, sous la poussée du rock ou de l’afro-futurisme, à l’image d’un Sun Ra en quête de sonorités « galactiques ». Au cours des années 1965-75, le désir d’échapper aux logiques figées de l’orchestre, le développement de nouveaux modes d’improvisation collective, l’intégration d’un instrumentarium parfois extra-européen et les tentatives de troisième courant sous l’influence, chez certains conjuguées, du free jazz et des musiques contemporaines, ont amené les grands ensembles à s’ouvrir aux cordes, guitares, claviers électroniques et basses électriques, et à toutes sortes de percussions.  

— Orchestre National de Jazz – Rituels

L’Orchestre National de Jazz, sous la direction actuelle du guitariste Frédéric Maurin – qui intègre à son panthéon personnel aussi bien Frank Zappa, György Ligeti et Gérard Grisey que Charles Mingus et Steve Coleman – présente ainsi une physionomie dans laquelle guitares, vibraphone et cordes ont toute leur place, au service d’une écriture syncrétique qui assume ses sources d’inspiration multiples et intègre pleinement, dans le programme présenté à la Philharmonie, la voix comme instrument. Le Red Desert Orchestra d’Ève Riesser, quant à lui, hybridation entre l’ensemble de neuf musiciens de la pianiste-compositrice et trois musiciens burkinabais, est un bel exemple d’affranchissement des conventions et du désir de faire de l’orchestre le navire d’une exploration formelle autant que culturelle qu’elle partage avec nombre de créateurs du jazz actuel. 

 

- Ève Risser - ©  Sylvain Gripoix
Vincent Bessières

Vincent Bessières est actif dans le domaine du jazz depuis une vingtaine d’années comme journaliste en presse et radio (Jazzman, So Jazz, Jazz News, L’Express, France Musique...), commissaire d’exposition ("We Want Miles" en 2009, "Django Reinhardt, Swing de Paris" en 2013, "Jazz & Love" en 2019), producteur de disques pour le label jazz&people et directeur artistique.