en collaboration musicale avec Laurent Bardainne

création le 8 février 2024 au Musée de la musique — Philharmonie de Paris
Texte français : Claire Bardainne 

 

02:34

Je suis amoureuse 
de la rivière qui coule à côté de la maison, 
de ses reflets dorés l’automne, 
de son courant que je remonte l’été, 
avec mes petites sandales en plastique
de sa surface d’argile l’hiver après les pluies, 
de son débit agité à la fonte des neiges, 
qui lui donne cette couleur glacier où le regard se perd.

Je suis amoureuse 
des tourterelles qui roucoulent sous la fenêtre 
et s’envolent le matin quand, l’enfant en pyjama dans les bras, 
on ouvre les volets pour saluer l’arbre et les feuilles qui frémissent,
et la terre humide que les merles fouissent.

 

11:00

Je me souviens d’Enghien-les-Bains, de cette joie enfantine 
que nous avions l’un et l’autre à jouer 

à Buenos Aires, je me souviens du parc botanique 
où l’on avait volé quelques jours d’été dans notre hiver 

je me souviens de Poitiers, où tu me peignais les cheveux en gris 
pour la vidéo qu’on enregistrait 

la première fois que tu m’as accueilli chez toi, tu avais fait de ton bureau 
une petite cabane : on a passé le week-end dedans 

de nos premières vacances ensemble, je me souviens des heures 
à contempler la mer, à ramasser des galets blancs, des figues 

je me souviens du film La tortue rouge, je nous imaginais devenir vieux, 
ensemble, comme les personnages 

à Bussang dans les Vosges, je me souviens de cette journée 
assoupis côte à côte sur la colline, parmi les crottes de lapins 

je me souviens de ce jour d’avril au bord de la Drôme où on s’est dit : 
et si on habitait là ?

je me souviens à Grenoble des galères sans nom qu’on traversait en se marrant 

à Lyon, je me souviens de l’impatience des débuts, qui nous empêchait 
de dormir, on trouvait tout beau 

je me souviens à Brest du goût salé de tes gouttes de sueur après le spectacle 

je me souviens de la première fois où tu as frôlé mon bras.

 

18:00

C’est fini

le tout dernier jour, c’était une nuit, 
et on s’est dit, voilà… c’est fini. 
c’était une nuit d’été, je m’accrochais au son des grillons

mais la terre se dérobait sous mes jambes 
et moi je tombais dans le fossé́, 
pendant que mon cœur coulait à pic de l’autre côté́.

Le premier jour, le premier des premiers, on s’était dit, 
on n’aura pas d’enfants, 
on veut pas de petits déjeuner au lit, non, non 
et rien ne s’est passé comme on a dit, rien
à commencer par les petits déjeuners au lit,

au début, tu voulais vieillir avec moi, 
et moi aussi.

 

22:32

Tu ne réchaufferas plus mes pieds froids

mais je sens le soleil, qui est là
il embrasse mes cils, effleure ma bouche, 
il touche la peau de mes bras.

 

28:35

Les travaux dans ta maison ont commencé,
bientôt on deviendra des voisins, 
les enfants passeront d’une maison à l’autre, 
on s’invitera à manger, on discutera sur le pas de la porte, 
avant de retourner chez soi, 
on voudra chérir ce qu’il reste

… et moi je veux faire des cabanes
avec ce qui est brisé, des cailloux, la terre
avec mes désirs, mes colères
je veux faire des cabanes qui laissent passer le vent, 
des cabanes sans toit pour regarder l’étoile du berger, 
les orages et la pointe de l’aube.

 

30:00

Je ne suis plus amoureuse de toi 
je suis amoureuse tout court

je suis amoureuse de mon jardin, des rues de mon village
et aussi des trains 
que je prends seule avec ma petite valise
des gens 
j’ai jamais été aussi amoureuse de la vie

j’ai touché à ma peur la plus grande, celle d’être à jamais seule,
j’ai ressentis le chagrin très ancien du premier arrachement
mais dans cette solitude au froid mordant, 
que rien ne semble pouvoir dégivrer,
je sens
des gouttes,
des gouttes d’amour, qui perlent au hasard d’un regard, 
qui suintent des paysages, qui m’éclatent au visage,
avec une musique, une lumière, 
je sens
un nectar qui imbibe mes enfants, 
qui imprègne les liens, 
à mes amies, à mes parents, à mes disparus, 
aux lieux qui me sont chers, à la pluie qui abreuve la terre, 
au merle qui chante à tue-tête, aux fougères, aux bruyères, 
et de ces fils qui déglacent ma solitude, 
j’en tricoterai un manteau, 
que je redonnerai au monde.

 

38:20

Fermer les yeux, 
et simplement boire, boire la mer

embrasser la profondeur, le mystère

ouvrir les yeux
pour s’avancer dans le matin clair.