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Le chanteur de jazz ou le perpétuel malentendu

Publié le 12 octobre 2018 — par Philippe Baudoin

© DR

Premier film musical à succès,The Jazz Singer arbore un titre ambigu. Al Jolson ne figure dans aucun dictionnaire de jazz, et de tous les thèmes musicaux qui parcourent le film, seul « Blue Skies » d’Irving Berlin est devenu un standard.

— Blue Skies - Al Jolson

En 1927, le premier film musical d'importance, The Jazz Singer, met en scène le chanteur Al Jolson grimé en blackface (visage noirci), une pratique se référant à la tradition des minstrels qui caricaturaient les Noirs des plantations à l'époque de l'esclavage.

En raison de son titre, ce film provoque d'entrée une incroyable méprise, rarement signalée. Chanteur, Al Jolson en est bien un, au style inimitable, au charisme indéniable : un chanteur populaire né en Russie, fortement imprégné de culture musicale juive. Mais de là à en faire un « chanteur de jazz » ! Tous les vrais jazzophiles le savent, le jazz est absent des « pantomimes vocales » de Jolson chantant « Blue Skies » dans ce film (même si l'excellent pianiste accompagnateur qui double Jolson est bien dans l'esprit de cette musique). Pour preuve, aucun dictionnaire de jazz ne mentionne Jolson dans ses entrées.

— Frank Sinatra - Blue Skies 1941 Tommy Dorsey Orchestra

 

Le jazz étant une musique difficile à définir, pour ceux qui écrivent sur le cinéma aujourd'hui encore, cette aberration passe inaperçue, par ignorance de cette musique. Seul, pour ainsi dire, l'historien du cinéma et amateur de jazz Noël Simsolo pouvait écrire en 1969 : « Le titre reposait sur une escroquerie dont la postérité allait s'emparer. C'est ainsi que pour beaucoup, le jazz devint ce que chantait Jolson. »

Sur une petite vingtaine de thèmes entendus dans ce film, six ou sept ont été très ponctuellement joués par des jazzmen, mais seul « Blue Skies » d'Irving Berlin, né en Russie, comme Jolson, est devenu plus tard un standard du jazz. Créé en 1926 par Belle Baker à Broadway dans Betsy, « Blue Skies » ne sera métamorphosé en jazz qu'une fois interprété et transformé dans l'esprit approprié. C'est la version instrumentale de Benny Goodman de 1935 qui officialise le lancement de ce morceau parmi les jazzmen. Suivront près de 700 enregistrements.

En 1941, un juvénile Frank Sinatra se fait connaître comme chanteur d'orchestre chez Tommy Dorsey. Il semble prolonger à la voix le moelleux des aigus du trombone de son chef, renforcés par le swing de l'orchestre.

 

En 1958, Ella Fitzgerald chante et enchante par son scat improvisé et impeccable.

— Ella Fitzgerald - Blue Skies

 

En 1958, encore, dans une séquence télévisée étonnante, on entend Nat King Cole chanter « Blue Skies » puis, après la séquence batterie de Gene Krupa, un sax ténor (qui n'est pas Ben Webster comme annoncé) improvise sur « Lullaby of Birdland », enfin Patti Page chante « Love Me or Leave Me ». Grâce à un trucage visuel amusant préfigurant  Jean-Christophe Averty, tous les musiciens interprètent les trois morceaux en même temps (!) et finissent par se retrouver dans la même pièce ! Ce tour de force musical est rendu possible parce que ces trois thèmes ont une trame harmonique presqu'identique et que les artistes assemblent les pièces du puzzle avec maestria !

— Nat King Cole & Patti Page - Blue Skies (1958)